"Le pire ennemi de la bio, c'est la bio industrielle"

Entretien avec Claude Aubert sur France Culture :  "Le pire ennemi de la bio, c'est la bio industrielle"

Pour Claude Aubert, ingénieur agronome pionnier de l'agriculture biologique, l'agriculture en général et la bio en particulier sont à un tournant. Il se confiait à l'heure où la France accueillait pour la première fois le Congrès Mondial de l'agriculture biologique à Rennes (du 6 au 11 septembre 2021).

Des balbutiements de l'agriculture bio en France à son essor sur le marché de la consommation alimentaire, quarante ans ont passé. Quarante années pendant lesquelles des pionniers ont tenté de faire valoir l'intérêt d'une agriculture respectueuse des sols et de la biodiversité. Claude Aubert est de ceux-là : pris pour un original à ses débuts, il est aujourd'hui considéré comme un précurseur. Cet ingénieur agronome a dédié sa vie à promouvoir l'agriculture biologique sur des bases scientifiques. Retraité, il continue à écrire des livres sur le sujet. Et il estime que la bio, comme on dit, est aujourd'hui à un tournant de son histoire.

Quel parcours vous a amené à vous intéresser à l'agriculture biologique alors qu'elle n'était que balbutiante ?  

Je suis agronome de formation, j'ai donc fait "Agro" comme on disait à l'époque (une école d'ingénieur agronome NDLR). À la sortie de mes études, à la fin des années 50, j'ai ensuite travaillé pour une société d'études (la SEDES) qui s'occupait de développement agricole en Afrique. Pendant trois ans, j'ai donc planché sur des projets africains et je me suis rapidement posé des questions. Je savais qu'en conditions tropicales les sols maltraités perdaient très rapidement leur teneur en matière organique. Or c'était le moment où, en Afrique, on commençait à préconiser les engrais chimiques, le labour et les pesticides. En en voyant les effets - perte de la teneur en matière organique des sols - je me suis dit que, manifestement, ce que l'on m'avait appris pendant mes études, ne marchait pas très bien en pays tropical. Puis, je me suis demandé : cela marche-t-il bien chez nous, en pays tempérés ? Il faut savoir que pour détruire un sol en conditions tropicales, il suffit de quelques années. En conditions tempérées, il faut toute une génération. Mais à l'époque des 30 glorieuses, où l'on découvrait l'utilisation généralisée des pesticides et des engrais, où les rendements agricoles étaient démultipliés, on ne pouvait pas ou on ne voulait pas s'en apercevoir. Tout était merveilleux. 

À l'époque, il n'y avait donc pratiquement pas d'agriculture biologique en France, sauf deux associations dont une qui s'appelait Nature et Progrès. Je l'ai connue tout à fait par hasard via un agriculteur dont j'ai oublié le nom. Il m'a demandé si je connaissais l'agriculture biologique, je n'en avais jamais entendu parler. Mais comme je me posais sérieusement des questions sur ce que l'on m'avait enseigné, j'ai voulu savoir ce dont il s'agissait. Cela m'avait l'air sympathique mais je suis prudent de nature, donc je suis parti dans les pays qui la pratiquaient et qui avaient dix ans d'avance sur nous : l'Allemagne, l'Angleterre et la Suisse. J'ai fait mon petit tour d'Europe en rencontrant des associations et des agriculteurs. Et je me suis très vite convaincu que c'était la bonne voie. J'ai finalement laissé tomber ma société d'études et je me suis investi à fond dans Nature et Progrès.   

Ces agriculteurs qui pratiquaient déjà l'agriculture biologique, quel avait été leur cheminement ?  

À l'époque, il y avait déjà deux façons de voir les choses : peut-être avez-vous entendu parler de l'organisation Lemaire-Boucher, la toute première organisation qui a fait la promotion de l'agriculture biologique en France. Cette organisation avait une optique commerciale, elle vendait des engrais organiques notamment.  

Et puis il y avait un petit groupe d'agriculteurs qui faisaient partie de la Soil Association, une association britannique qui avait plus d'expérience. En tout cas, une grande partie des agriculteurs qui se sont convertis dans ces années-là l'ont fait parce qu'ils constataient que leurs animaux avaient de plus en plus de problèmes de santé. C'est à travers la santé de leurs élevages qu'ils se sont convaincus que ce qu'on leur avait appris ne fonctionnait pas. Le reste, c'est-à-dire l'impact des pesticides et engrais chimiques sur la santé et l'environnement, est venu après.   

En agriculture biologique, tout vient du sol (...) Du sol dépend la santé des plantes, des hommes et des animaux.

Comment définiriez-vous aujourd'hui ce que doit être l'agriculture biologique ?   

Deux éléments la définissent de manière négative, deux fondamentaux du cahier des charges : pas de pesticides et pas d'engrais chimique. Mais la base de la base, celle que nous ont transmises les pionniers qui ont commencé à y réfléchir dès la période de l'entre-deux-guerres, c'est le sol. Tout vient du sol. Toute agriculture digne de ce nom devrait partir de l'entretien de la fertilité du sol. D'ailleurs, ce sont ces pionniers qui ont inventé le compostage par exemple. Aujourd'hui, cette base reste fondamentale : du sol dépend la santé des plantes, des hommes et des animaux. Aujourd'hui, cela a abouti à ces règles qui peuvent apparaître un peu arbitraires : aucun pesticide chimique et aucun engrais chimique. Le premier cahier des charges de la bio selon ces principes a été écrit par les Anglais. Il a ensuite inspiré tous les autres.   

Revenons à votre parcours suite à votre "conversion" si l'on peut dire : pendant des années, vous vous êtes dédié à la promotion de la bio...

Oui. D'un côté, j'ai commencé une activité de conseil pour les agriculteurs souhaitant se tourner vers la bio. De l'autre, j'ai œuvré à travers Nature et Progrès à l'information du grand public, agriculteurs et surtout consommateurs. À l'époque, le président de Nature et Progrès avait réussi, alors qu'on n'avait pas d'argent, à louer le Palais des Congrès de Paris pour organiser un grand congrès, qui a signé nos débuts médiatiques. C'était en 1974 je crois, et c'est à ce moment-là que l'on a commencé à parler de nous dans la presse et à susciter de plus en plus d'intérêt. Intérêt bienveillant de l'opinion, mais intérêt très critique de la profession. 

Comment étiez-vous perçu à l'époque par le milieu agricole et les instances de recherche agronomique ?   

Comme des hurluberlus, des abrutis, des gens qui voulaient retourner à l'agriculture du siècle dernier. Vraiment sans aucunes nuances. Il n'était même pas question d'en débattre, notamment au sein de l'INRA (Institut National de la Recherche Agronomique). Je me souviens qu'après 1968 j'étais invité dans des amphis par des étudiants en agronomie, qui aimaient bien tout ce qui était contestataire, or nous contestions le modèle agricole dominant. Mais il n'y avait jamais un professeur dans la salle. Une ou deux fois l'un deux venait me dire "Alors M. Aubert, on a séché les cours à l'Agro ?" ou bien "Avez-vous décidé quelle partie de la population française va mourir de faim quand votre système sera mis en place ?" C'était de ce niveau. Je me rappelle très bien que, beaucoup plus tard, quand l'Inra a commencé à s'intéresser et à étudier l'agriculture biologique, je leur ai demandé pourquoi au lieu de critiquer ils n'étaient pas venus voir sur le terrain ce qui se passait, pourquoi ils n'avaient pas fait d'essais comparatifs ? On m'a répondu qu'on pensait que la bio était une mode et qu'on supposait qu'elle allait passer. 

Ce n'est pas passé, heureusement, mais l'Inra a mis beaucoup de temps à s'y intéresser sérieusement. La bio, elle, a commencé à se développer fortement dans les années 90, trente ans après les débuts. Ce qui est sûr en tout cas c'est que nous étions considérés comme des farfelus. 

Beaucoup pensent toujours, comme à l'époque, que l'agriculture biologique n'est pas en capacité de nourrir toute la population d'un pays comme la France.   

Oui, parce que les rendements en bio étaient plus faibles, et le sont toujours d'ailleurs, quoiqu’aujourd’hui ce ne soit plus vrai pour certaines cultures. Mais les gens calculaient mathématiquement qu'on ne produirait pas assez pour nourrir une population, ce qui est faux, et démontré aujourd'hui par plusieurs études parues récemment. Mais il faut se remettre dans le contexte : à l'époque, les rendements dans tous les domaines, particulièrement dans l'agriculture, étaient multipliés par quatre. On s'est mis à exporter beaucoup et l'argument était aussi qu'avec l'agriculture bio on ne pourrait plus exporter. J'ai connu des directeurs de recherche qui ont passé leur vie à démontrer que l'agriculture bio ne présentait aucun intérêt, que les produits n'étaient pas de meilleure qualité, etc. À l'époque, malheureusement, on n'avait pas beaucoup d'éléments pour prouver qu'ils se trompaient. 

Le fait est que trente ans plus tard l'agriculture biologique existe toujours, et surtout, elle a démontré qu'elle avait des résultats intéressants. La bio a fait sa place dans les instituts de recherche qui l'examinent de façon aussi rigoureuse que l'agriculture conventionnelle, elle a prouvé qu'elle reposait sur des bases scientifiques solides.   

Sur ce point-là votre rôle a été majeur...

Majeur je ne sais pas, mais significatif oui. En 1972, j'ai publié un petit ouvrage qui s'appelait "L'agriculture biologique, pourquoi et comment la pratiquer." Il avait pour objectif justement de démontrer les bases scientifiques de la bio. Beaucoup de gens que je rencontre aujourd'hui me disent que c'est grâce à ce livre qu'ils ont découvert l'agriculture biologique. J'ai essayé d'expliquer par exemple pourquoi et comment cette agriculture se passait d'azote de synthèse mais trouvait d'autres sources d'azotes naturelles pour pousser. Le fait d'expliquer cela rationnellement et scientifiquement a beaucoup aidé.

Aujourd'hui, la bio est en plein essor, à la fois en termes de consommation et de production : est-ce parce que l'agriculture conventionnelle a montré ses limites ?    

Il y a deux phénomènes parallèles : d'un côté, les données scientifiques prouvant l'intérêt de l'agriculture biologique pour la santé, pour l'environnement et pour le maintien de la fertilité des sols, se sont accumulées. De l'autre, les preuves des effets catastrophiques de l'agriculture conventionnelle se sont accumulées. C'est l'addition de ces deux accumulations qui a permis que la bio se développe et soit prise au sérieux, même si elle est encore loin d'être dominante. Et puis il y a ces consommateurs qui acceptent de payer plus cher les produits issus de cette agriculture plus respectueuse des sols. Ce sont eux qui tirent le développement de la bio. 

À l'heure où la France accueille le 20e Congrès Mondial de la Bio, diriez-vous que votre combat est gagné ?   

En tout cas nous sommes arrivés à démontrer l'intérêt de cette agriculture. Mais rien n'est gagné sur le plan de la consommation et de la production puisque les produits bio, même s'ils se développent fortement, représentent toujours une minorité des produits consommés. Et puis la bio reste une affaire de pays riches, même si les pays du sud le pratiquent de plus en plus, mais pas assez. Bref, l'agriculture industrielle reste dominante.   

Une partie de l'agriculture biologique a été dévoyée : elle est restée biologique en regard du cahier des charges, mais elle s'est industrialisée dans ses principes.

Quels sont les défis majeurs que doit relever aujourd'hui cette agriculture biologique ?

De façon générale, l'agriculture est à un tournant majeur de son histoire : dans certains domaines de l'agriculture conventionnelle, les rendements non seulement n'augmentent plus mais commencent à baisser, les effets du réchauffement climatique sont manifestes, bref, il va falloir faire des choix. Mais la situation est compliquée. Notamment, à mon avis, parce qu'une partie de l'agriculture biologique a été dévoyée : elle est restée biologique en regard du cahier des charges, mais elle s'est industrialisée dans ses principes. En oubliant ce qui faisait la base de l'agriculture bio : une certaine rotation des cultures, de la biodiversité dans les champs, des exploitations en polyculture élevage etc. Aujourd'hui, une partie des agriculteurs bio ont adopté les schémas conventionnels (monoculture par exemple). Ce qui fait qu'elle est mal considérée par d'autres agriculteurs qui eux estiment qu'il vaut mieux, par exemple, faire une agriculture de conservation des sols (ACS), et que c'est ça l'avenir et non pas la bio. Bref, je pense qu'aujourd'hui le pire ennemi de la bio, c'est la bio industrielle. Une agriculture certes biologique, mais pas durable.    

Vous n'êtes pas le seul à déplorer ce phénomène. Que faut-il faire à votre avis ? Quels outils utiliser ? 

Il faudrait peut-être améliorer le cahier des charges de l'agriculture bio. Aujourd'hui par exemple, on n'y inclut pas la biodiversité dans les cultures. C'est totalement aberrant. À l'époque, ça ne l'était pas parce que tous les agriculteurs en bio étaient des fermes de polyculture élevage, ce qui entretenait naturellement une biodiversité. Mais lorsque cette bio a commencé à se spécialiser, tout cela a disparu. Et changer ce cahier des charges aujourd'hui pour 27 pays est loin d'être évident.  

Autre problème important à mes yeux : on a fini par complètement séparer l'agriculture de son objectif premier qui est l'alimentation. Ces dernières années plusieurs scénarios ont été démontrés au niveau européen qui montrent que l'agriculture biologique peut tout à fait nourrir l'Europe, à une condition : diviser par deux notre consommation de produits animaux, et en particulier de viande. Tant qu'on n’aura pas compris qu'il faut changer nos habitudes alimentaires - attention je ne parle ni de végétarisme ni de véganisme, pour moi consommer de la viande de bœuf par exemple, est très important - mais tant qu'on n'aura pas compris qu'il faut arrêter de manger de la viande tous les jours, on ne pourra jamais généraliser l'agriculture biologique. Nous avons pris des habitudes alimentaires déconnectées des possibilités de nos sols. L'information commence à faire son chemin, via notamment les programmes Nutrition Santé, qui préconisent par exemple dans leur dernière mise à jour, de manger plus de céréales. Mais la majorité n'est pas encore convaincue.

Des liens pour aller plus loin 

Nature et Progrès : https://fr\.wikipedia\.org/wiki/Nature\_et\_Progrès

L'IFOAM : https://www\.fnab\.org/se\-former\-sinformer/contacts\-utiles/80\-ifoam\-la\-federation\-international\-des\-mouvements\-de\-la\-bio

Terre vivante : https://www.terrevivante.org/

Retrouvez l’intégralité de cet entretien réalisé par Anne-Laure Chouin pour France Culture ici : https://www.franceculture.fr/environnement/claude-aubert-le-pire-ennemi-de-la-bio-cest-la-bio-industrielle

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